"Qu'on
fasse un peu réflexion pourquoi depuis tant de siècles, jamais une
bonne tragédie, un bon poème, une histoire estimée, un beau tableau,
un bon livre de physique, n'est sorti de la main des femmes?
Pourquoi ces créatures dont l'entendement paraît en tout si
semblable à celui des hommes, semblent pourtant arrêtées par une
force invincible en deçà de la barrière, et qu'on m'en donne la
raison, si l'on peut. Je laisse aux naturalistes à en chercher une
physique, mais jusqu’à ce qu’ils l'aient trouvée, les femmes seront
en droit de réclamer contre leur éducation. Pour moi j’avoue que si
j’étais roi, je voudrais faire cette expérience de physique. Je
réformerais un abus qui retranche, pour ainsi dire la moitié du
genre humain. Je ferais participer les femmes à tous les droits de
l'humanité, et surtout à ceux de l'esprit. Il semble qu’elles soient
nées pour tromper, et on ne laisse guère que cet exercice à leur
âme. Cette éducation nouvelle ferait en tout un grand bien à
l'espèce humaine. Les femmes en vaudraient mieux et les hommes y
gagneraient un nouveau sujet d'émulation ; et notre commerce, qui en
polissant leur esprit l'affaiblit et le rétrécit trop souvent, ne
servirait alors qu'à étendre leurs connaissances. […]
Je suis persuadée que bien des femmes ou ignorent leurs talents, par
le vice de leur éducation, ou les enfouissent par préjugé et faute
de courage dans l'esprit. Ce que j'ai éprouvé en moi me confirme
dans cette opinion. Le hasard me fit connaître de gens de lettres
qui prirent de l'amitié pour moi, et je vis avec un étonnement
extrême qu’ils en faisaient quelque cas. Je commençai à croire alors
que j'étais une créature pensante. Mais je ne fis que l'entrevoir,
et le monde, la dissipation, pour lesquels seuls je me croyais née,
emportant tout mon temps et toute mon âme, je ne l'ai cru bien
sérieusement que dans un âge où il est encore temps de devenir
raisonnable, mais où il ne l'est plus d'acquérir des talents.
Cette réflexion ne m'a point découragée. Je me suis encor trouvé
bien heureuse d'avoir renoncé au milieu de ma course aux choses
frivoles, qui occupent la plupart des femmes toute leur vie, voulant
donc employer ce qui m'en reste à cultiver mon âme, et sentant que
la nature m'avait refusé le génie créateur qui fait trouver des
vérités nouvelles, je me suis rendu justice, et je me suis bornée à
rendre avec clarté celles que les autres ont découvertes, et que la
diversité des langues rendent inutiles pour la plupart des
lecteurs."
Préface à la traduction de la
Fable des abeilles
Emilie du Chatelet,
morte à Lunéville le 10 Septembre 1749